Rokaya, Bodo, Ashley, Ryan, Jawad et Sika ont été choisis, élus, triés sur le volet pour faire partie des heureux 6 jeunes vitriots partant cinq jours à la découverte du Festival de théâtre d’Avignon avec le Théâtre Jean-Vilar et le Centre social Balzac en juillet 2018.
Ils ont entre 13 et 17 ans, ils n’ont que peu d’expérience théâtrale, mais ils ont participé à un stage d’une semaine avec l’exigeante metteure-en-scène de la cie des Veilleurs, Emilie Le Roux en avril 2018. Ils ont donc quelques tirades en tête et vécu dans leur chair les enjeux de placement, d’écoute, de mémoire et de concentration nécessaires au jeu.
L’adolescence c’est l’adolescence
Nous partons du principe qu’ils ont un appétit de théâtre, puisqu’ils se sont portés volontaires pour le stage, puis pour le voyage à Avignon. C’est peut-être vrai, mais ça ne se vérifie pas immédiatement ! Les atours de vacances que revêt ce voyage et la perspective d’une piscine dans le camping n’y sont pas pour rien dans leur désir de partir. Sur le quai de la gare, ils me regardent en se demandant ce que leur réservent ces cinq jours loin de chez eux. Les cinq heures du trajet en train leur paraissent longues, s’être réveillés à 6h du matin est inhumain, et est-ce qu’il y aura assez à manger pendant ce séjour ? Ils regardent les adultes comme ces « autres » dont il faudrait peut-être se méfier. Et ils ont raison car nous avons des désaccords de fond : BFMTV n’est pas ma chaîne préférée.
Il faut donc les rassurer sur le mode d’interaction que nous allons privilégier: rapport d’égalité entre le jeune et l’adulte, je ne suis ni leur mère, ni leur animatrice, j’ai juste la chance de pouvoir les emmener découvrir un festival.
L’ouverture d’esprit et l’autonomie sont donc de mise, mais ces mots ne résonnent pas d’emblée, c’est donc en acte qu’il va falloir les transmettre. Quand on a obtenu une subvention VVV (Ville-Vie-Vacances –Politique de la ville) permettant à six jeunes et deux accompagnatrices – Dimia et Pauline- de découvrir le festival d’Avignon, c’est un grand luxe.
Au programme quatorze spectacles :
L’Inizzio, Hip-hop contemporain sur la genèse de Michel Ange – Danse
Mal de crâne, battle entre Hamlet et Eminem – Théâtre
Le petit-déjeuner, conférence-repas, théâtre
Tim dans le bocal, humour
Cent mètres papillon, monologue sur la natation, théâtre physique
J’abandonne une partie de moi-même que j’adapte, sur le sens de la vie et le travail, théâtre
Le journal d’Amélie, Nilson José, humour
Merci, pardon, duo de cirque
Somos, troupe colombienne de cirque
Syn + deux plateaux partagés, danse
Un homme qui fume c’est plus sain, théâtre
Inaudible, danse
et une visite historique guidée du Palais des Papes.
Une lutte fondamentale contre la fermeture d’esprit
Nous avons choisi des pièces contemporaines. Force est de constater qu’un récit déstructuré les désoriente un peu. Ajoutez à cela une langue française dont ils ne comprennent pas tous les mots, – non ton frère n’a pas parti en année « sympathique » mais bien en année « sabbatique », non ce n’est pas de la danse « conditionnelle » mais « contemporaine », et on ne dit pas « lapin dicite », mais bien « appendicite » – et une pratique de spectateurs – silence et concentration – de laquelle ils sont peu friands.
Ils sont en demande de repères et de détente. Ils réclament du One-man Show ou des histoires plus classiques. Ils veulent comprendre. Face à l’étrangeté des formes narratives, ils veulent des repères Il faut peut-être imaginer qu’ils se sentent perdus, et que cette sensation détourne leur intérêt.
Mais au fil de la semaine on observe qu’ils apprivoisent l’impatience, qu’ils racontent de mieux en mieux ce qu’ils ont vu – s’éloignant de leurs mots de liaison fétiche « et après » :
« – Et après y’ avait un acteur, et après l’acteur il fait comme si qu’il était pas là, et après, y en a un tout nu et après… »
Et après, ils s’expriment de façon plus apaisée, ils s’attachent à ce qui leur plait, même si ce sont des détails, plutôt que de rejeter le tout en bloc. Ils s’avancent sur leur siège au lieu de s’y endormir au dernier rang.
La découverte se fait aussi au niveau de l’alimentation :
« – C’est quoi le comté ? Elsa, c’est quoi la parmesan ? La roquette ? La mozzarella ? C’est quoi cette sauce chocolat sur ma salade ?
– C’est du vinaigre balsamique ma puce.
– C’est quoi le pesto, c’est possible de prendre des pâtes au pesto sans pesto ? On ne peut pas manger plutôt un grec ? »
Etre spectateur c’est être actif
Comme dans une rencontre, il faut être deux. Si le spectateur ne fait pas un pas vers la pièce, il y a peu de chance qu’une émotion théâtrale ait lieu. Parfois, la pièce est tellement belle, qu’elle vient chercher les spectateurs. Mais le spectateur a une part active. C’est pour cela qu’il faut respecter son état : soigner sa disponibilité, sa fatigue. C’est une prise de risque, on s’ouvre à une forme que l’on ignore encore, et on se laisse emmener. On fait confiance à ce qu’on ne connait pas encore. On donne une attention à priori.
Des outils pour ouvrir l’esprit
– Les rencontres avec les artistes – Amine Boussa, Mufasa, Timothé Poissonnet et Nilson José – ouvrent la possibilité d’étayer l’interprétation personnelle et collective, permet de sortir du « j’aime, j’aime pas » en s’interrogeant sur les symboles, le propos et le processus de fabrication.
– La « mise en condition » : par une médiation, leur parler du spectacle, soigner leur sommeil, mettre une bonne ambiance, leur dire combien c’est important, les enjeux…
– Les placer plutôt devant pour que le face à face avec la pièce soit plus fort.
L’énergie du groupe
« Au début j’avais peur que ça ne passe pas vite ces cinq jours, maintenant j’ai l’impression que ça va passer trop vite » – Rokaya
« Elsa, l’année prochaine vois pour faire ça plus longtemps » – Ashley
« Le groupe, c’est comme si on était une famille, comme si on se connaissait depuis toujours » Jawad
La synergie prend dans le groupe, les fous rires se multiplient. Ils sont respectueux du programme, même s’ils ont besoin de points sur les i. C’est vrai qu’il fait très chaud et que le programme est dense, mais en même temps, on est là pour ça : voir des spectacles, apprendre, découvrir !
On vit de grands moments : Jawad tombe amoureux de la fille de la superette, on fête le pré-anniversaire d’Ashley en lui faisant une surprise, on regarde la demi-finale chez un artiste, quand Ryan perd son appareil sur une place à la nuit tombante, les supporters de foot se mettent à la chercher avec nous, et quand il le retrouve, tous investissent la joie de la victoire de la demi-finale de la coupe du monde dans ce petit bout de plastique retrouvé qui lui permet d’entendre à nouveau ! Tout le monde hurle de joie, et lui nous voit tout contents, même s’il n’entend pas le boucan !
Les jeunes nous confient des choses, leurs peurs, les absences de père, les injustices au collègue, leur désir d’avenir…
Ils nous font rire.
La perle revient à cet échange :
« Moi : – Tu as des convictions politiques ?
Une ado : – C’est quoi ça ?
Moi : – Tu as une sensibilité de droite ou de gauche ?
Une ado : – Je suis droitière ouaich
Moi : – Non, je veux dire, au moment du vote
Une ado : – Qu’est-ce que je dois faire moi ?
Moi : – tu voterais plutôt François Hollande ou Sarkozy ?
Une ado : – Ha non le seul président que je veux c’est Barak Obama, mais il peut pas… »
La vie est injuste, qu’est-ce qu’on peut faire ? Du théâtre pour raconter comment on aimerait qu’elle soit plus belle ?
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