Mexico / Au-dessus et en-dessous de la terre (5/5)

Nous rencontrons des gens de théâtre.
Et d’autres.
Pour chacun une histoire ou deux.
Gens racontés par les histoires qu’ils nous racontent de leur pays.

(A)
Une caravane des transexuels se détache de la caravane des migrants qui marche vers les USA
Au sein de la misère il y a la sous misère, la sous sous misère et encore en dessous, il paraît qu’il y a la caravane des trans.

Il y a un lieu quelque part pour elleux. Un « albergue », avant le mur. Elleux arrivent toujours très apprêtées. Elleux veulent toujours se montrer belles. Elleux ne se cachent pas, jamais.

(H et J)
Chez les Zapotèques, dans le sud du pays, il y a trois genres.
Il y a toujours eu trois genres
l’homme la femme et l’indéterminé homme-femme (je crois d’ailleurs que c’est toujours un homme-femme et pas une femme-homme : à vérifier)

Chez d’autres Indiens du sud du pays tu peux parler de toi au féminin ou au masculin, suivant l’humeur et ton état du moment, ou peut-être, suivant ce que tu veux montrer à l’autre.
Qu’on parle de toi au féminin ou au masculin, ça importe peu, on parle de toi comme on te perçoit.
C’est José qui nous l’explique. Quand je l’ai vu arriver j’ai pensé homme (bel homme). Il est acteur de théâtre, depuis peu de séries télé, il écrit une pièce en maya qu’il ira lire là bas, à Campeche d’où il vient.
Quand je l’ai vue partir j’ai pensé femme-homme. Sa beauté avait grandi.

(G)
Pour pouvoir te payer le luxe de faire du théâtre au Mexique tu es obligé de te taper un rôle dans un film de temps en temps.

(M)
M. est brune de peau : morena comme le sont les métis, les Indiens.
Ses deux filles sont blanches, la deuxième est un bébé qui a les yeux bleus de son père.
Tout le monde s’extasie quand M. marche avec le bébé dans la rue ;
la petite a les yeux bleus.
Comme mon pays est raciste me dit M. ça ne t’a rien fait, à toi, d’avoir une petite fille blanche ?
Je ne peux pas dire que ça ne m’a rien fait, non. Je n’ai pas encore compris ce que m’a dit ma chair car tout de suite j’ai mis sur ce sentiment d’étrangeté des mots polis et polissés.
Pourtant, ma couleur ne m’appartient pas.
C’est celle de mon père ?
Ha…

(A)
Les touristes gringos passent le Mur de Trump
ils viennent visiter les refuges des migrants qui attendent. Ils achètent des souvenirs
et retraversent le Mur de Trump comme on traverse une rue.

A quoi peuvent ressembler ces « souvenirs » ?

Ainsi les albergues qui sont des refuges font un peu d’argent pour les migrants qui laissent des souvenirs.

(Tu vois la frontière ? C’est ce Mur de plusieurs mètres de haut avec barbelés surveillance miradors tireurs d’élite postés et, si tu passes, peut être quelques KKK à la descente pour t’attendre

Tu vois la frontière ? C’est cette rue là bas, tu traverses et tu es en Arizona)

Toute manifestation de la catastrophe est vouée à trouver très rapidement sa place au musée des catastrophes. Entrée payante. Les figures ne sont pas de cire mais vous aurez l’impression de voir sans cesse les mêmes visages.

(C)
Au moment du tremblement de terre j’étais à la banque
Déjà une semaine avant il y avait eu un tremblement
j’avais laissé mon petit copain anglais à l’appartement
le matin il y avait eu une simulation d’alerte
j’ai entendu l’alerte je me suis dit putain il est seul à l’appart il ne va pas savoir quoi faire et je me suis mise à courir mais à courir comme une folle comme jamais je n’ai couru
un vieil homme m’a arrêtée, il m’a dit « tranquilla, c’est une simulation »
toute la ville était au courant mais moi pas.
Je suis rentrée quand même mon mec ne s’était rendu compte de rien

Bon.

Au moment du vrai tremblement l’après-midi, j’étais à la banque
juste quand la nana devait me donner mes billets la foutue terre s’est mise à trembler la femme a dit vous sentez ? et j’ai pensé mon fric putain, mon fric !

(M)
J’avais trois ans lors du grand séisme de Mexico qui a fait des centaines de milliers de morts et traumatisé le pays, et aussi créé ce qu’on appelle « la société civile mexicaine » parce que comme l’Etat n’a été capable d’aucune aide, les gens se sont organisés eux-mêmes entre eux, ils ont fouillé dans les décombres, ils ont sauvé des milliers de vie. Ils ont retrouvé les corps.

(on passe beaucoup de temps, au Mexique, à chercher les corps)

J’ai grandi avec ça. C’est peut-être cette fissure de mes trois ans qui explique pourquoi moi et tant d’autres nous avons accompagné le soulèvement et l’autonomie zapatiste. Une autre fissure : une brèche dans la société capitaliste.

Quand la terre a tremblé exactement trente ans après à Mexico, l’après-midi du jour où ils avaient fait la simulation – tu peux croire que le Mexique n’est pas ensorcelé, tu peux le croire, tu peux croire que c’est juste une question de faille : mais la faille est ensorcelée – je n’ai rien pu faire d’autre que m’enfermer chez moi avec ma fille.
Je n’ai eu aucune force pour aller aider les autres.

(L)
Présentation du livre El Capital ante la crisis epocal del capitalismo (Le Capital face à la crise épocale du capitalisme)
Toutes les crises du capitalisme se sont terminées (résolues) en guerres mondiales, c’est cyclique.
Ici c’est une guerre contre la nature.
La nature répond.
La libération de tout le méthane contenu au fond des océans correspondrait à une explosion supérieure à toutes les armes nucléaires, chimiques, bactériologiques (etc.) que les hommes ont inventées.

(bienvenidos in Apocalypse times)

(M)
Inauguration d’une exposition dans un musée
sans aucune œuvre d’art.
Les gens viennent, tu leur dis : quelle œuvre voudriez vous voir ici ?
« Moi, je voudrais voir le pozol de ma mère ! »
On ramène la mère, la marmite, on l’installe, on cuisine.
« Moi, les histoires de mon grand père ! »
On ramène le grand père, on l’installe, il raconte des histoires

(G)
Dans une communauté indienne autonome du Nord du pays
où les Narcos font régner le crack
une fille à ses premières règles est exposée sur la place publique et donnée à qui la veut pour femme.
Si tu ramasses les déchets du crack répandus partout à terre
on te regarde d’un air mauvais et on te dit « n’y touche pas »
« pourquoi ? »
« c’est sacré »
« c’est sacré ? »
« Oui. On ne sait pas encore exactement pourquoi mais on le saura »

(N)
Un Mexicain diplomate fait démonter la maison en bois norvégienne qu’on lui a offerte,
et la remonte ensuite à Tepoztlan, état de Morelos, Mexico. Pour ce faire il a numéroté chaque pièce de bois.
Autour il plante des cactus.
Autour il y a des montagnes bleu gris.
Il vient de la ville, les gens du village disent que la maison est hantée. Ils jettent des poulets noirs dans le jardin.

(A)
Il y a les narcos il y a la police il y a la police nord américaine parfois, il y a les paysages et le climat – montagnes et déserts.

Il y a un train qui fait tant de bruit qu’on l’appelle « la bestia »

Il y a une femme dans l’Etat de Veracruz qui un jour voit des hommes sur le toit d’un train qui passe et crient « faim », sans réfléchir la femme leur jette les sachets de courses qu’elle vient de faire.
Puis le lendemain, les jours suivants, les jours d’après, avec quelques sœurs je crois, ou ses filles.
Elles cuisinent font des paquets avec un fil et les envoient suivant une technique spéciale pour que les migrants puissent les attraper depuis le toit du train.
Elles font aussi la cuisine sur place pour ceux qui passent en marchant.
Un magasin – restaurant d’une grande chaîne alimentaire, a accepté par philanthropie de leur faire don de leur pain invendu
en échange elles doivent faire la vaisselle.

(H)
La mère a eu 7 enfants
et pour chacun d’eux un long poème.
Certains sont morts.
Elle a maintenant une maladie de la mémoire.
Elle les déclame toujours.
Une de ses petites-filles connaît par coeur les 7 poèmes.

(En espagnol on dit « connaître de mémoire » mais retenir avec le cœur raconte mieux cette histoire)

[Avec le soutien de la Région Ile-de-France dans le cadre d’une résidence d’auteur]

* Tous les lieux racontent quelque chose. Il y a des fréquences plus ou moins audibles pour des oreilles plus ou moins ouvertes. Les histoires t’arrivent à travers des êtres, tu les entends, tu les gardes près de ton cœur. Tu les enterres, tu les déterres ; elles prennent voix.

Source: https://www.theatrejeanvilar.com/2606-19415/le-blog/fiche/mexico-au-dessus-et-en-dessous-de-la-terre-5-5.htm

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